Ce projet photographique a été initié en 2010 pendant mon master (Dnsep) aux Beaux-arts de Valence et poursuivi en 2013 grace à l'accueil de la résidence Présence Barrée à Grenoble.
Pragmatisme
Grenoble a accueilli les Jeux Olympiques d’hiver en 1968. La ville fut transfigurée par des projets architecturaux modernistes. Aujourd’hui on ne saurait imaginer Grenoble sans eux. Bien entendu, ils détournent notre regard d’autres éléments constitutifs de la ville qui n’ont pas moins de qualité et qui ne seraient pas moins intéressants à étudier, ce pourrait être l’objet d’un travail équivalent à celui-ci. Mon choix est ici d’approfondir le regard trop souvent en surface que nous pouvons avoir de ces projets emblématiques, presque à plus forte raison si vous connaissez bien cette ville car un paysage urbain une fois rentré dans notre quotidien perd de son spectaculaire, puis notre attention, et finalement nous passons à côté en oubliant ses qualités. Redécouvrir sans cesse notre environnement participe à son ré-enchantement. Ce qui pourrait être un programme politique, ou un mauvais slogan, est pourtant nécessaire à certains équilibres.
Ces questions de regard passent par l’image, et lorsque l’on considère que l’architecture moderne se fonde en partie sur un travail d’image, il y a comme une invitation à s’y attarder.
Les Jeux olympiques sont aussi une histoire d’image. Ceux de Grenoble furent les deuxièmes télévisés en Mondovision (les premiers en couleur) après Tokyo en 1964, s’inscrivant dans cette nouvelle ère moderne de la médiatisation simultanée d’un évènement.
La brièveté d’un événement d’une telle ampleur a nécessité des mises en œuvres colossales dont l’enjeu était d’en tirer un profit pérenne (avec la reconversion des structures d'accueil des sportifs comme tout le quartier du Village olympique par exemple). Interroger ce paradoxe de l’éphémère et du pérenne, c’est interroger l’essence même de la photographie. C’est donc par ce biais là que j’ai choisis d’interroger l’inscription et le devenir de ces architectures remarquables des années soixante.
Intentions
J’ai tout d’abord constitué un corpus d’images des projets architecturaux sur lesquels j’ai choisis de m’attarder. Des images trouvées dans diverses publications, allant du livre d’étude d’architecture à des journaux et revues plus populaires de l’époque. Car l’intérêt est d’utiliser les images que tout le monde a vu, qui ont permis de mettre en place une représentation collective, essence par exemple d’une image commerciale et touristique. Il faut donc avoir conscience que ces images sont orientées. Mais elles s’avèrent aussi être une très bonne source d’informations sur les intentions premières des qualités voulues des projets architecturaux. Ainsi, une bonne lecture de ce type d’image peut assez facilement révéler le discours intentionnel de l’architecte. La carte postale par exemple est intéressante car bien souvent l’image communicante est la photographie d’un bâtiment ou d’un paysage juste après sa construction, or on peut considérer que ce moment correspond le plus à l’intention première de l’architecte ou du paysagiste.
La mise en écho de mes photographies aujourd’hui, avec ces images d’archives, peut avoir valeur de mesure d’un temps et d’un espace, tel qu’il fut donné à voir et tel que je peux le percevoir aujourd’hui. Mon intention est d’apporter un regard distancié au devenir de ces projets de presque 45 ans d’âge.
De ces images rassemblées, on peut distinguer deux régimes d’intentionnalité. Celles qui furent commanditées par les entrepreneurs des bâtiments qui vont chercher à « bien vendre », et celles qui furent commanditées par des revues par exemple souhaitant « bien montrer » l’évènement en documentant ces architectures naissantes.
Il faut avoir conscience de ces régimes d’intentionnalité lorsque nous lisons ces images, mais il faut aussi en avoir conscience lorsque nous lisons un paysage ou un ensemble urbain.
Modifications
Commençons par le Parc Paul Mistral qui accueille le palais des sports « le stade de glace », un anneau de vitesse, une patinoire et le nouvel hôtel de ville (1965). C’est à cet endroit qu’avait eu lieu, en 1925, l’Exposition internationale de la houille blanche et du tourisme dont certains pavillons étaient encore en place avant les Jeux olympiques. Le seul édifice toujours debout est la tour d’orientation d’Auguste Perret construite en 1924 qui fut par ailleurs la première tour en béton armée construite en Europe. Son accès est clos et son état est proche du délabrement.
Si des monuments ont disparus à regrets, il semble que des choses bien futiles ont elles survécues, comme ces peintures en motifs sur les portes de garage du bâtiment de l’anneau de vitesse. Face à ce qui est aujourd’hui un parking, elles sont encore présentes, témoin de leur époque, les années soixante par leur style op art. On reconnaîtra un lien stylistique évident avec les pictogrammes des épreuves dessinés par Roger Excoffon, mais une publicité, présente dans la revue d’architecture de Maurice Novaria « Le Mur vivant » (n°7, 1968) permettra d’authentifier que l'auteur de ces peintures n'est autre qu'une entreprise de décoration.Dans un endroit où l’on ne fait que se garer à l’heure ou à la journée, ce sont ces lieux que l’on ne regarde pas ou que l’on ne regarde plus à force de trop les voir, où les traces d’un passé peuvent encore survivre dans un oubli finalement salvateur.
À quelques pas, le palais des sports, initialement patinoire olympique, devenue palais omnisports et salle de spectacle. Le spectacle a semble-t-il bien changé depuis 1968, désormais des barrières encerclent le bâtiment. Les accès de proximité aux façades comme on peut les voir sur des photos d’époque permettaient une libre circulation des passants. De ce fait, il faisait partie intégrante du parc dans lequel il est implanté, on peut dire que l’architecture se rapprochait sémantiquement d’une sculpture ou d’un monument à portée de tous, comme les nombreuses autres sculptures présentes. Aujourd’hui, non seulement l’accès immédiat au bâtiment est bloqué, mais de la manière la plus charmante et douce possible : l’utilisation de massifs végétaux. Une des mesquineries de notre époque est d’adoucir la violence du message par l’emploi de « bons principes ». Ce palais omnisports s’isole complètement de son contexte. Paradoxalement, les architectures modernes sont en général critiquées pour leur isolement esthétique et formel vis-à-vis de leur contexte urbain, or aujourd’hui on peut parler d’isolement fonctionnel pour un grand nombre de projets contemporains.
La séparation des espaces est l’une des modifications la plus visible et surprenante que l’on peut observer aujourd'hui sur la plupart des sites des années soixantes. Beaucoup d’espaces de verdure se retrouvent coupés par des barrières ou des haies. Cela va à l’encontre des idées premières de ces constructions modernes où la libre circulation faisait partie intégrante des schémas originels. Le Village olympique en est un bel exemple, d’un projet d’ensemble, le quartier se retrouve morcelé de petits îlots privatisés gérés d’une manière largement inégale. Certains endroits se délabrent, d’autres se rénovent péniblement, certains se renouvellent entièrement et changent complètement d’aspect dénaturant le travail d’ensemble conçu par Maurice Novaria.
À propos de changements on peut noter un détail qui semble avoir disparu, sans doute par l'application de normes de sécurité : l’aménagement des dessous d’escaliers. Sur les photos d’époque comme un gimmick architectural moderniste, cet espace était aussi un lieu de vie, le sol creusé en palier inférieur avec une ou deux marches d’accès s’utilisent parfois en banquettes par exemple. Cela allait dans le sens d’une mise en valeur du design des escaliers, qui sont souvent conçus comme des œuvres sculpturales entre ornement et fonctionnalisme. Encore une fois la fonction d’accueil et l’intérêt à ce que ces espaces soient vivants semblait faire partie du programme, d’autant plus pour des lieux publics. Aujourd’hui ces espaces sont bouchés, mis à niveau ou bien l’accès est bouclé par des barrières, si l’on prend l’exemple des escaliers intérieurs de l’hôtel de ville. Désormais ces halls sont plus que jamais des non-lieux où l’on se doit de passer et les escaliers sont rendus à leur seule fonction première. Or ces petits détails faisaient que notre œil était invité à s’arrêter, à observer ce qui relève d’une sensibilité architecturale, à ressentir une poétique de l’espace.
Conservation
Un travail d’archéologie de la modernité serait à faire. Son étude critique révélerait par la lecture de ses signes les axes des politiques urbaines qui modifient notre façon d’appréhender la ville. Prenons cette fois le cas du mobilier urbain. Les lampadaires du quartier de La Villeneuve sont remarquables, par leur dessin et leur devenir. Quatre tubes verticaux en métal peints chacun en couleurs primaires : rouge, vert, bleu, et jaune. Ils symbolisent la synthèse chromatique de la lumière. Une vraie idée artistique associée à une question de design. Encore une fois ce détail sur le plan urbain avait la qualité d’introduire un geste artistique dans le quotidien de l’espace publique. Petit à petit ces lampadaires sont remplacés, désormais pour des questions d’économie d’énergie. Mais manifestement au vue des nouveautés dénuées d’intelligence de conception, la performance a remplacé le geste artistique, comme si l’un ne pouvait pas aller avec l’autre. En 2004, lors d’une rénovation de la Maison de la Culture un 1% artistique est attribué à Dominique Gonzalez-Foerster qui crée un jardin de sculptures (« Le jardin des dragons et des coquelicots ») parmi elle, un lampadaire aux peintures quadrichromatiques de La Villeneuve. L’artiste élève donc cet élément de mobilier urbain au même statut qu’une sculpture. Actuellement parmi les 14 hectares du parc Jean Verlhac au cœur de La Villeneuve, seulement deux de ces lampadaires sont encore debout. Et nous le devons à la résistance d’habitants qui sont allés à l’encontre de leur destruction de leur propre initiative.
À propos de mobilier en voie de disparition, on peut prendre cette fois-ci l’exemple de la Maison de la culture. André Wogenscky (dont on peut rappeler qu’il fut élève, assistant puis architecte adjoint de Le Corbusier) est l’architecte du bâtiment mais il est aussi le designer de son mobilier d'équipement. De ce fait la moindre chaise est partie intégrante de la conception et de l’identité du lieu. Cendriers, chaises sur pieds et à roulettes, fauteuils, canapés et bureaux ; évidemment de tout ça seuls subsistent un ou deux éléments grâce à la volonté de quelques employés, qui travaillent pour certains depuis la création du lieu, d’avoir défendu leur bureau et chaise qui deviennent les dernières reliques de Wogenscky. Il ne s’agit pas de vouloir systématiquement garder les fabrications d’origines qui ont forcément une durée de vie, mais d’avoir conscience de leur caractère sur mesure qui fait la particularité et l’âme d’un lieu qu’a voulu insufflé l’architecte.
À l’inverse l’une des construction de cette période la mieux conservée en l’état est l’amphithéâtre Louis Weil (1965-1969) de l’architecte Olivier-Clément Cacoub. Situé sur le campus universitaire à St-Martin-d’hères, ce bâtiment monumental est entièrement d’époque et au demeurant en très bon état, fauteuils en cuir et bois, moquettes et plafonnier en plastique moulé ne trahit pas ses années d’origine. Avec ses neuf cent places il est même la plus grande salle de cinéma grenobloise a être équipée d’un projecteur 35mm. Sur le campus chaque secteur (sciences, lettres, etc.) possède son amphithéâtre, celui-ci tourne donc au ralentis et n’est utilisé que quelques fois par an. On peut penser qu’avec un usage plus fréquent un budget aurait finit par être alloué à des modifications comme des mises aux normes plus drastiques, son manque d’intérêt permet donc sa conservation.
Conséquences
Les modifications de ces constructions modernes opérées au fil du temps, sont parfois aussi le résultat de problèmes techniques. Le béton tant utilisé a montré ses limites, l’exemple le plus important est l’église St-Jean de l’architecte Maurice Blanc (1965). En effet son dôme conique a été entièrement réalisé en béton et son ouverture centrale servant de puits de lumière était bouché par une sorte de couvercle d’une matière plastique rigide. En quelques années seulement le béton se déforma affectant les jointures, laissant l’eau s’infiltrer de plus en plus chaque jour. Douze ans plus tard le toit est enfin repensé, un nouveau projet voit le jour (1977-1979). Une magnifique charpente entièrement en bois remplace l’ancienne sur la dalle-socle de béton suspendue par des arcs-boutants inversés qui sont restés intacts. Revenons à la Maison de la culture. Son projet phare et révolutionnaire fut la construction d’une scène tournante. Les spectacles pouvaient être conçus sur une scène révolvant autour du public dont le plateau pouvait aussi pivoter sur un axe central. Ce concept permettait d’ouvrir des possibilités nouvelles à la création. Bien entendu l’exploitation des particularités de cette salle étaient rares. Ensuite d’un point de vue technique, la mise en fonctionnement était très exigeante et coûteuse. Enfin, comme un coup de grâce à ce projet très ambitieux, le sol pas parfaitement stable fit que le bâtiment s’enfonça très légèrement. Les rails de la scène n’avaient donc plus l’équilibre nécessaire pour pivoter. La salle fut entièrement reconstruite en auditorium. Ceci dit, l’empreinte de ce projet initial restera toujours visible étant donné que la forme en tête de proue du bâtiment découle de la construction ronde de cette salle. À l’intérieur, le hall d’accueil (à l’origine un restaurant panoramique derrière les baies vitrées en arc de cercle) se situe tout simplement en dessous de l’ancienne scène tournante. L’esthétique du bâtiment de Wogenscky est créée par la seule conséquence de son architecture. Ainsi le plafond du hall hérite du squelette circulaire en béton de la scène soutenue par des pilotis également en béton.
Ré-appropriation
Enfin, d'autres lieux ont acquis une nouvelle fonction avec le temps. Spontanément, au village olympique une petite zone délaissée a été réinvestie par les habitants en un espace de jardinage autonome. Ce nouveau type de jardin ouvrier est aussi apparu à La Villeneuve, sur le toit d’un parking couvert, au pied des barres d’habitation. Cet endroit commun était tombé à l’état de ruine, et les habitants ont donc pris les devants et redonnés une vie et une utilité à cet espace. Ce projet a par la suite été récupéré par la mairie qui prévoit aujourd'hui de reconvertir des zones d’espace vert en jardins communautaires. La création de ces quartiers, aussi ambitieux que La Villeneuve par exemple, n’est jamais allé complètement au bout de son programme initial. Les changements de mairies, en opposition aux investissements amorcés par les précédentes, ont fait que le bon fonctionnement ou l’idée même d’une cohérence de gestion s’est très vite trouvée compromise. Aujourd’hui l’incohérence demeure. Alors qu’en 2003 la partie « Arlequin » a été labelisée Patrimoine du XXe siècle, un projet, signé en 2008 prévoit sa démolition partielle afin de désenclaver le quartier, imaginant que cela résoudra des problèmes de tensions sociales. Il s'agit plus de créer un évènement visible, comme un fait marquant, une image-preuve d'un pseudo-engagement mais qui n'est autre qu'une gesticulation politique qui veut délivrer comme message « voilà nous agissons, nous nous occupons de ces quartiers ». Le projet n'est pas soutenu par les habitants qui savent très bien que le problème vient plus d'un manque de budget chronique sur des dizaines d'années qui aurait permis de faire tourner correctement ces machines à habiter. Ce qu'il en ressort de positif de cet engagement est que la vie associative reste très forte, prouvant l’attachement des habitants à ces grands ensembles.
Architectures
Maison de la culture : André Wogenscky, 1965
Hôtel de ville : Maurice Novarina (architecte
en chef), Jean Prouvé (ingénieur), 1965
Tours de l’île verte : Roger Anger, Pierre Junillon,
Charles Pivot, 1962
Village olympique : Maurice Novarina (architecte
en chef), 1965
Stade de glace (parc Paul Mistral) : Atelier des architectes
associés, Robert Demartini, Pierre Junillon, 1967
Cité de l’Arlequin (La Villeneuve) : Georges Loiseau,
Jean Tribel, AUA, 1963
Église Saint-Jean : Maurice Blanc, 1964
Biliothèque universitaire / Amphithéâtre Louis Weil :
Clément-Olivier Cacoub, 1964
Remerciements
Je tiens à remercier tous ceux qui m’ont permis
de visiter ces lieux, à leur accueil chaleureux et leurs précieux renseignements.
Maison de la culture : Emmanuel Lefloch
Hôtel de ville : Jean-Christophe Bernard
Tours de l’île verte : Marie Faurie et Yann Poitou
Village olympique : Élisabeth Calandry
Quartier de Villeneuve : Martine Jullian
Église Saint-Jean : Claude Touzain
Biliothèque universitaire : Jean-Marc Coval
Amphithéâtre Louis Weil : David Clamadieu
Un grand merci à Marine Lang et Angeline Madaghdjian pour leur accueil à la résidence Présence Barrée en mars 2013 au campus de Grenoble à St-Martin d'Hères et à Hubert, pour son soutien sans faille.
Typographies
Les caractères typographiques du menu sont hérités de Roger Excoffon, Antique Olive (1962) et Mistral (1953). Les notes issues de la Vendôme (1952), initialement dessinée par François Ganeau pour la fonderie Olive.
Documents
Les images associées aux photographies du projet sont issues de ces sources :